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Combats pour une certaine idée de l’architecture

Texte écrit par Pierre Dufau en 1985

« Même si j’ai eu beaucoup de collaborateurs, ceux-ci n’ont jamais fait, sauf à de très rares exceptions, que ce que j’ai voulu qu’ils fissent. Tout projet important est directement issu de mes propres idées et d’une certaine orthodoxie morale basée sur des principes dont je ne suis jamais départi.

Lesquels ?

- Le client n’est pas par nature un salaud et doit recevoir le meilleur de moi-même.

- L’architecture n’est pas un jeu destiné à satisfaire mes propres fantasmes.

Ce que l’on nous demande c’est d’abord de réaliser un bâtiment répondant avec rigueur à ce qu’en attend le client, même si son objectif n’est pas toujours bien cerné au moment de la commande. Il faut le surprendre mais avec ce qu’il attend. L’œuvre conçue pour la durée doit être réalisée du mieux possible. Les formes à la mode sont transitoires et éphémères. Je préfère une certaine rigueur qui n’est pas une faute même si elle engendre une certaine froideur.

Je n’aime pas cette phase décadente d’une époque qu’on appelle le Baroque, parce qu’elle ne montre que l’habileté graphique. J’ai toujours manifesté de ne faire que des projets répondant à leur objet et d’abord que des œuvres qui aient un objet. Jamais je n’ai voulu me laisser aller à des fantaisies ou à des structures aléatoires, mais stimulantes pour les amateurs de « gestes » architecturaux, à de nouveaux maniérismes ou à d’arbitraires « ruptures de style ». Je n’ai jamais songé à travailler pour des publications ou pour satisfaire des modes, des clans, des écoles, ou je ne sais quoi.

Cette volonté inébranlable, car il faut beaucoup de détermination pour ne pas rêver son architecture lorsqu’on a des commandes, ou refuser l’onction des flatteries qui accompagnent si vite l’architecte tenté d’être gourou ou maître en communication, a imprimé une marque à ce qui m’a été confié: la probité dans la qualité. Cela ne justifie sans doute pas des louanges excessives mais j’ai été heureux de rencontrer toute ma vie des confrères qui me reconnaissent à ce que « ce que j’ai fait est toujours bien fait ».

Je ne suis pas le prince du béton, pas plus que celui du logement ou de n’importe quoi d’autre. Je suis encore moins l’inventeur de je ne sais quel pastiche aboutissant à l’une des innombrables variantes du post moderne.

J’ai suivi ma voie. Car je trouve l’architecture un art trop difficile pour y suivre plusieurs voies. Il est déjà trop difficile de comprendre à quoi rime ce métier, de dominer tout une série de contraintes et d’incertitudes de programme puis de construction, de tenter de dominer l’emploi de matériaux neufs peu connus et aux performances incertaines, pour faire le rigolo ou l’intéressant et choisir des formes déjà obsolètes avant d’être finies de dessiner.

Oui, j’aime l’art Roman et me réclame de l’optique des Cisterciens. Des formes simples qui accrochent l’œil, qui donnent à la fois un certain sentiment de force et d’apaisement et qui accueillent tout en stimulant.

J’ai passé des heures à imaginer un élève dans une cité scolaire et je suis heureux qu’à Amiens le plan d’ensemble ait permis la création d’un parc où les jeunes se sentent à l’aise. Je crois qu’à Créteil les sentiers piétonniers fonctionneront car il faut dominer la voiture dans les villes. J’ai multiplié sculptures, décorations, plans d’eau, loggias, jardins, patios, pour que chaque usager d’un logement ou d’un bureau ou d’un édifice quelconque, et même le passant qui passe, puissent se nourrir d’autre chose que de son carré de plancher à vivre ou à travailler. J’ai élargi des rues closes et largement banni les cours. Partout j’ai laissé entrer la lumière. J’ai travaillé des heures sur le type de fenêtre qui permettait aux employés de bureau et aux cadres de bénéficier de l’air extérieur et du soleil sans nuisance sur leur bureau.

Toute ma vie j’ai observé la vie et les solutions des autres qu’elles viennent du temps passé ou de remarquables contemporains. Et au soir de ma vie, je crois plus que jamais qu’un architecte doit aimer ceux qui vont utiliser ses immeubles et que le seul espoir d’être compris et apprécié par ces usagers volontaires ou non, est d’avoir non pas voulu leur plaire mais les servir. Je suis heureux de voir les couples mariés qui le samedi se répandent sur la dalle de la mairie de Créteil et trouvent une force dans l’architecture du lieu pour leur vie future. J’aime entendre Bleustein-Blanchet me dire qu’il avait regretté son ancien bureau de Publicis seulement jusqu’au jour où il est entré dans le nouveau, « sur la plus belle terrasse de Paris ». J’aime savoir qu’un jeune ingénieur engagé par SNECMA se sent porté par la symbolique affirmée de l’immeuble. J’aime qu’on me dise que l’immeuble de la rue Pillet Will est comme neuf, 15 ans après avoir été construit, et n’exige qu’un entretien léger. J’aime voir l’œil gourmand de l’immense talent qui dirigeait la Royale Belge à Bruxelles lorsqu’il m’affirmait qu’il y avait « un avant et un après », à la suite de la construction de son siège dans son site magnifique de Bruxelles.

L’architecte doit arbitrer entre des contraintes souvent lourdes parfois extrêmes. Terrain difficile, site biscornu, règlementations absurdes, conflits de ci de là, incidents divers. Aucun architecte sérieux ne peut dire qu’il a fait totalement ce qu’il a voulu. Parfois, comme dans la sinistre affaire du siège de la Banque Dreyfus, porte Maillot, ce qu’il faut bien appeler des « salauds » réussissent à saboter des œuvres qui se présentent bien. Mais les contraintes si elles ne sont pas extrêmes peuvent être utiles.

Lorsqu’au siège de la BNP il a été exigé en urgence de faire droit à une volonté soudaine de conservation d’une façade de restaurant à motifs 19ième en stuc, il a fallu travailler durement à trouver la formule qui permettrait à la fois de satisfaire le client qui voulait des bureaux utilisables et les conservateurs en émoi. Ce travail, je ne le regrette pas malgré ma colère initiale. C’est sans doute un des meilleurs exemples d’intégration de deux architectures radicalement différentes.

J’ai fait une architecture qui n’est pas modeste en ce sens que ce sont les usagers que j’ai voulu mettre en scène et que je n’ai pas lésiné pour ce faire. Oui j’ai usé et abusé des matériaux nobles ou forts. Mais je n’ai jamais voulu nourrir personne de mon égo personnel.

J’aimerai qu’on se rappelle de moi comme d’un architecte qui voulait être architecte et qu’il l’a été au prix d’un terrible effort au milieu de beaucoup et presque trop de combats. Pour que d’autres plus jeunes relèvent la flamme et la portent à de nouveaux sommets avec le même amour de la qualité et des gens, et avec la même probité ».